"La Joie" Session Abondance 2016 topo 1

Publié le par Père Maurice Fourmond

Abondance 2016

 

1ère rencontre : lundi matin 11 juillet

 

    Au cours de cette matinée, nous voudrions entrer dans notre réflexion à partir de deux questions :

1- Que penser de cette affirmation : « La joie se reçoit, le bonheur se construit » ?

2- Quelle est la part du réel et de l’imaginaire dans la construction de notre vie ? Ou encore est-ce que nous rêvons notre bonheur ou est-ce que nous le cherchons dans la réalité de notre vie ?

 

    Pour répondre à nos deux questions, il convient d’abord de définir ce dont on parle. Je commencerais donc par quelques définitions que j’emprunte à Frédéric Lenoir. Il définit  ces trois expériences que nous faisons tous d’une manière ou d’une autre dans notre vie : le plaisir, le bonheur et la joie (Frédéric Lenoir « La puissance de la joie »Fayard 2015).

    Le plaisir est une satisfaction immédiate ; c’est la satisfaction par exemple que nous éprouvons quand ayant faim ou soif, nous avons un bon repas ou un bon vin. Il y a les plaisirs des sens mais aussi des plaisirs plus intérieurs, la rencontre d’un ami, devant un beau paysage, en écoutant une belle musique. Ces plaisirs sont éphémères. Ils durent quelques instants et disparaissent, même si on peut en garder un bon souvenir. Toutefois Lenoir rappelle que comme le plaisir est éphémère, il peut avoir des conséquences bonnes ou désastreuses. C’est ainsi que la notion de durée est essentielle pour construire notre vie. C’est ainsi que les sages s’interrogent : existe-t-il une satisfaction durable. Les sages ont inventés pour cela le concept de bonheur. 

    Le bonheur implique du plaisir, mais un plaisir modéré car l’excès de plaisir tue le plaisir. C’est que que ce paysan philosophe Pierre Rabhi appelle la « sobriété heureuse ». Cette quête d’une satisfaction durable, de bonheur, va demander un certain discernement. Nous connaissons tous la fable de La Fontaine issue d’Ésope « Le savetier et le financier ». Se trouvant malheureux de leur sort, ils échangent leur métier pensant trouver le bonheur. Or le savetier s’aperçoit qu’il ne dort plus la nuit trop préoccupé de préserver son argent. Finalement il décide de reprendre son métier précédent. F. Lenoir conclut : « il n’y a donc pas de bonheur sans plaisirs modérés et choisis ». 

    Toutefois une question se pose : comment continuer à être heureux quand les difficultés et les malheurs surviennent ? Les philosophes de l’Antiquité évoquent un stade supérieur du bonheur qu’ils appellent la « sagesse » ; F. Lenoir la définit comme le fait de « consentir à la vie ». Cette formule n’est-elle pas proche de ce mot attribué à Saint Augustin : « le bonheur, c’est de continuer à désirer ce qu’on possède déjà ». Cette parole consonne bien avec tout ce que nous savons de Saint Augustin. Dans sa quête de Dieu, Augustin entend Dieu lui dire : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ! ». Pour le chrétien, désirer ce qu’on possède déjà est justement désirer Dieu qui est déjà donné à chacun de nous. C’est un des nombreux paradoxes et de la foi et de toute vie humaine : nous avons à reconnaître ce que nous avons déjà et, en même temps nous avons à le chercher. C’est probablement ce qui fait le dynamisme et l’espérance de la recherche : nous cherchons et ce désir est déjà un socle solide pour avancer.

    F. Lenoir parle d’un troisième état qui est la joie. Il la définit comme « une sorte de plaisir décuplé : plus intense, plus global, plus profond », et un peu plus loin : « La joie, le plus souvent, est bondissante. Intense, exubérante, elle nous secoue, nous transporte, s’empare de notre corps, en prend le contrôle ». Deux psychiatres François Lelord et Christophe André décrivent la joie comme « une expérience à la fois mentale et physique intense, en réaction à un événement, et de durée limitée.

 

    La joie n’est-elle que passagère, n’est-il pas possible d’avoir une attitude intérieure joyeuse permanente, tout au long de sa vie. Cette joie intérieure qui va au delà de l’émotion est très différente du bien-être ou de l’optimisme ; elle est une orientation intérieure ouverte sur la transcendance. C’est ainsi que, en tous cas pour le chrétien, la joie ouvre notre vie sur une réalité qui nous dépasse. Nous aurons l’occasion d’y revenir, il y a un lien entre le moment présent et ce qu’on appelle l’eschatologie, entre ce que Congar appelle « le déjà là et le pas encore ». Certains philosophes comme Saint Thomas d’Aquin au 13è siècle ont cherché à concrétiser la notion de transcendance autour de trois mots appelés les transcendantaux qui sont le beau, le vrai et le bien. Pour ce philosophe, ces trois réalités désignent la transcendance, elles ne sont pas séparables et, devant chacun, on est en présence du divin. Or il est possible de vivre dans la joie intérieure que nous procurent l’accueil du beau, du vrai et du bien. Pour le chrétien, l’accueil de ces trois « transcendantaux »  se confond avec l’accueil du Dieu de Jésus Christ, accueil qui peut habiter en permanence notre vie.

    C’est ainsi que nous pourrions définir la joie comme ce qui surgit en nous lorsque nous sommes en présence du beau, du vrai ou du bien. Cela, je pense que nous en avons tous fait l’expérience. La joie serait alors la jubilation intérieure non sensible (? non émotionnelle ?) qui naît directement d’une beauté, d’une vérité, d’une bonté qui nous saisit et nous dépasse. Nous aurons l’occasion d’y revenir demain, cette joie intérieure qui nous accorde au divin nous met en relation avec un Dieu de Joie.

    Sans les opposer, nous voyons les différences entre le bonheur et la joie. Quand nous nous interrogeons sur ce que cherchent nos contemporains, les réponses sont diverses ; au-delà des petits bonheurs passagers, beaucoup disent qu’ils recherchent un bonheur durable qui ne soit entamé par aucun obstacle grave. D’autres peut-être plus « spirituels » voudraient avoir une joie intérieure durable. Dans ce cas, on définit différemment ces deux termes : on met met dans l’aspect durable du bonheur un état de sérénité et de paix alors qu’on met dans l’aspect durable de la joie une présence qui comble. Nous percevons la différence entre ces deux réalités : le bonheur étant une attitude personnelle de sérénité et la joie dans une relation avec quelqu’un. C’est ainsi que la joie, plus encore que le bonheur est vécue dans une relation, dans une présence qui comble. On pourrait dire encore que le bonheur se caractérise plus négativement et la joie plus positivement. Le bonheur serait ainsi l’absence de soucis, de difficultés, de larmes alors que la joie serait davantage l’accueil d’une certaine plénitude. Ainsi, la joie serait toujours de l’ordre de la transcendance c’est-à-dire en rapport avec une relation, relation à Dieu. Celle-ci dans sa plénitude serait participation à la vie de Dieu alors que le bonheur serait davantage dans l’ici-bas de nos vies, dans la dimension terrestre de notre existence.

    Tout ceci peut nous permettre de trouver du sens à l’affirmation : la joie se reçoit alors que le bonheur se construit. Cependant, dans les deux cas, c’est toujours à partir d’une relation que va se vivre le bonheur et la joie.

 

    Nous savons que la relation est constitutive de toute vie humaine et cela est fondé sur la révélation d’un Dieu qui est dans son être même relation. C’est la foi chrétienne qui affirme ce paradoxe d’un Dieu unique mais qui est constitué de relations en lui-même, relations qu’avec nos mots humains nous désignons sous les mots de Père, Fils et Esprit. Créé à l’image de Dieu, l’être humain est aussi un être qui se définit dans des relations. La première pour chacun de nous étant une relation qui n’est pas choisie, c’est celle qui nous fait exister à partir d’un père et d’une mère. Puis, c’est à travers des relations que le petit homme va se construire. C’est pourquoi, on peut penser que nos sentiments comme la joie et le bonheur doivent se réfléchir à partir des relations qui jalonnent notre vie. C’est à travers les relations vécues au jour le jour que peuvent naître des sentiments de joie et de bonheur. C’est donc dans le concret de la vie, dans ce que nous vivons au jour le jour que vont naître le bonheur et la joie.

 

    Ainsi, il nous faut appréhender la joie comme le bonheur non pas dans une sorte d’idéal inaccessible, mais il convient de les vivre dans le réel de nos existences. Nos vies sont traversées de multiples événements et de multiples rencontres. Ils vont faire surgir des réactions diverses selon l’impact de ces événements ou de ces rencontres. Ces réactions s’inscrivent dans ce qu’on appelle des sentiments : ce peut être des sentiments de joie ou de peine, des sentiments de colère ou de reconnaissance, des sentiments d’amour ou de haine. Un sentiment est ce que je ressens dans mon corps et dans mon âme lorsque je suis touché par quelque chose ou quelqu’un. Et le sentiment peut faire naître de la joie ou du bonheur comme aussi de la tristesse ou de la violence. C’est ainsi que la joie ou le bonheur s’inscrivent dans le réel de notre existence. Ce n’est pas toujours ce que nous souhaitons et pensons et il nous faut prendre conscience que parfois nous plaçons la joie ou le bonheur dans l’imaginaire, nous rêvons un bonheur idéal loin de la réalité de nos vies. De même pour la joie, nous rêvons d’une joie imaginaire. Il est important de réfléchir sur le rapport entre le réel et la joie comme entre le réel et le bonheur.

    La première chose qu’il convient de dire est que Dieu est réaliste. Dieu ne rêve pas notre vie. Dieu n’a pas une idée imaginaire de ma vie ; il n’a pas une vision imaginaire de ce que je devrais être, mais il voit ce que nous pouvons être et faire, compte tenu ce que nous sommes en réalité à tel moment de notre vie. Dieu ne nous voit pas comme un homme parfait, une femme parfaite car cela n’existe pas. Il nous voit dans le réel de nos existences, avec ce que la vie fait de chacun de nous en bon et en moins bon. En nous regardant, Dieu n’aime pas une image idéale mais il aime chacun de nous tels que nous sommes.

    C’est ainsi que nous avons tendance à penser notre relation à Dieu, notre vie spirituelle hors de la réalité concrète de la vie ; certains opposent le réel et le spirituel, le spirituel se situant dans des zones éthérées, dans le ciel et non dans la réalité souvent mélangée de nos vies. C’est exactement le contraire de ce qui nous est révélé dans le mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait homme précisément afin de nous permettre de vivre une authentique vie spirituelle à travers le concret, le réel de nos vies. C’est bien ce que Jésus a vécu et ce qu’il nous a montré. C’est le risque d’une vie spirituelle de s’évader du réel en particulier dans la prière. Celle-ci n’est nullement détachée du concret de nos vies. Tout au contraire, la prière est un regard réaliste sur notre vie, comme le regard de Dieu est réaliste pour voir notre vie à la lumière de son amour infini. Ce regard de Dieu sur nous nous voit comme nous sommes réellement avec nos générosités et nos faiblesses.  Toutefois, certaines visions de l’homme ont amené les chrétiens à majorer sa situation de pécheur devant Dieu. Je suis convaincu que Dieu nous regarde non pas comme des coupables, mais comme des enfants bien aimés ; je pense que des parents qui aiment voient leur enfant d’abord dans sa beauté avant de voir ses défauts. C’est notre beauté, notre dignité que Dieu voit d’abord en nous avant de s’attrister de nos faiblesses et de notre péché.

    C’est donc avec réalisme qu’il nous faut regarder la joie et le bonheur qu’il nous est donné d’accueillir. Ainsi, quand nous disons que le bonheur se construit, nous disons que nous avons une part de responsabilité dans le fait d’être heureux ou malheureux. Certes, nos vies sont traversées par des événements qui ne dépendent pas de nous, mais d’une part il y a des circonstances que nous provoquons et d’autre part, il y a diverses façons de vivre les événements qui surviennent. Je crois que ce n’est pas d’abord une question de tempérament plus ou moins optimiste ou pessimiste même si le tempérament joue ; je pense que c’est d’abord une question de choix. Vous connaissez certainement la parole du Deutéronome : « Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi ou bien la vie et le bonheur, ou bien la mort et le malheur. Ce que je te commande aujourd’hui, c’est d’aimer le Seigneur ton Dieu, de marcher dans ses chemins, de garder ses commandements, ses décrets et ses ordonnances. Alors, tu vivras et te multiplieras ; le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si tu détournes ton cœur, si tu n’obéis pas, si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les servir, je vous le déclare aujourd’hui : certainement vous périrez, vous ne vivrez pas de longs jours sur la terre dont vous allez prendre possession quand vous aurez passé le Jourdain. Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance » Dt 30, 15-19. Il y a donc, pour une part, une façon de vivre qui dépend de nous et qui construit du bonheur ou du malheur. Certes tout loin de là, ne dépend pas de nous et nous verrons comment vivre les aspects douloureux de nos vies ( jeudi prochain).

 

    Si construire le bonheur dépend pour une part de nous, par contre personne ne peut provoquer la joie. Certes on peut se placer dans des conditions qui pourront faire naître de la joie comme par exemple provoquer telle rencontre avec quelqu’un qu’on aime beaucoup ou aller contempler tel paysage ou tel tableau, écouter telle musique, toutes choses qui peuvent faire naître en nous de la joie. Mais nous pouvons provoquer une rencontre, non faire naître la joie.

    Je viens d’employer le verbe « naître ». En effet la joie est de l’ordre d’une naissance. On peut faire cette remarque dans les deux sens : la joie est une naissance et à l’inverse, toute naissance provoque la joie. Jésus utilise cette expression pour nous parler de notre joie : « Amen, amen, je vous le dis : vous allez pleurer et vous lamenter, tandis que le monde se réjouira ; vous serez dans la peine, mais votre peine se changera en joie. La femme qui enfante est dans la peine parce que son heure est arrivée. Mais, quand l’enfant est né, elle ne se souvient plus de sa souffrance, tout heureuse qu’un être humain soit venu au monde. Vous aussi, maintenant, vous êtes dans la peine, mais je vous reverrai, et votre cœur se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l’enlèvera » Jn 16, 20-22. Généralement une naissance fait naître de la joie pour diverses raisons ; parce qu’un homme, une femme est venue à la vie ; parce que cette naissance est un événement merveilleux, une merveille qui provoque l’étonnement, l’admiration, la joie.

    Cette réalité de la joie comme naissance, nous invite à penser que la joie n’est pas si éphémère que cela. En effet quand un petit homme est né, les parents habituellement en éprouvent une grande joie, mais cette joie ne disparait pas lorsque les difficultés de la vie se présentent. C’est ainsi que la joie est reliée à l’amour et, lorsque l’amour demeure, la joie demeure même si la vie est plus rude et blessante.

    L’expérience nous invite à penser que l’amour est un des éléments majeurs de la naissance de la joie en nous. Ce sera la base de notre réflexion dans les jours qui suivent car si la source de toute joie se trouve en Dieu, c’est parce que Dieu est l’amour même et nous verrons que c’est l’amour entre nous qui peut et construire du bonheur et provoquer de la joie. Nous approfondirons cela dans les rencontres suivantes.

    C’est ainsi que la naissance en nous de la joie fait monter une profonde action de grâce. Bien sûr, on peut tout à fait rendre grâce pour un bonheur mais plus encore pour la joie surtout si nous réalisons que tout joie est un cadeau, un don qui a sa source dans la joie de Dieu.    

 

 

 

Publié dans Conférences

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